La Ferme du Chant des Cailles est un projet d’alimentation durable et d’agriculture urbaine participatif, né en 2012 au cœur des cités-jardins du Logis-Floréal à Watermael-Boitsfort dans l’agglomération Bruxelloise. Il s’étend sur 3 hectares de terrains constructibles, déjà utilisés auparavant à des fins agricoles. Ce terrain est mis à disposition par une coopérative de logements sociaux via un bail précaire qui stipule que les activités de la Ferme doivent cesser dans la saison si un projet de construction voit le jour. Cette épée de Damoclès sur le projet influence fortement sa stratégie de développement et d’interconnection avec le quartier. Nous avons visité la Ferme alors qu’un projet de recherche sur les complémentarités entre les dimensions agricole et d’habitat est encore en cours, et au lendemain d’élections régionales qui amèneront un possible renouvellement des choix politiques relatifs au projet.
Un projet vecteur de transformation écologique et sociale, en symbiose avec son territoire
Depuis son début le projet a été pensé et mené conjointement par des habitants du quartier et des agriculteurs professionnels (maraîchers, éleveurs de brebis et producteurs de plantes aromatiques et médicinales). Les différentes activités (les activités professionnelles d’“agriculture soutenue par la communauté” – l’équivalent des AMAP, mais aussi des jardins collectifs citoyens et des activités auto-gérées par et pour les habitants du quartier : fêtes, épicerie coopérative, poulaillers collectifs…) sont regroupées depuis 2014 sous l’ASBL (association) « La Ferme du Chant des Cailles ».
« La Coopérative du Chant des Cailles », qui complète l’ASBL, a été créée fin 2016 pour consolider les activités professionnelles du Chant des Cailles et réunir le capital nécessaire pour développer de nouveaux projets. Elle regroupe aujourd’hui 75 coopérateurs, qui ont souhaité investir dans l’outil de production, et c’est à elle que les maraîchers et les bergers (travailleurs indépendants) facturent, sur la base d’un salaire horaire commun.
La Ferme du Chant des Cailles se veut non seulement un vecteur de transformation écologique mais aussi de transformation sociale dans un quartier dont l’histoire est marqué par des valeurs fortes de partage (cités-jardins gérées dans une logique coopérative). Celles-ci se sont cependant progressivement estompées au profit d’une approche plus institutionnelle et individualisée de l’accès au logement social, avec une sociologie changeante (arrivée d’habitants plus pauvres, immigrés …). Le projet a acquis progressivement une dimension très symbiotique avec son territoire, chaque nouvelle activité permettant de toucher de nouveaux publics.
Des relations complexes et évolutives dans le temps avec les acteurs publics
L’interaction avec les acteurs publics a pris et prend encore des formes multiples et complexes, entre rapports de force, négociations et coopérations, la position générale de la Ferme reflétant celle de plusieurs acteurs des communs rencontrés lors de nos voyages : si l’acteur public doit contribuer à sécuriser et pérenniser le projet, notamment juridiquement et en terme d’infrastructure, il ne doit pas interférer dans la gestion du projet et confisquer le pouvoir d’agir des citoyens et professionnels qui y sont engagés.
Ces relations varient également suivant la nature et les intérêts des différents acteurs publics concernés.
C’est avec la coopérative de logement social Logis-Floréal, qui a mis à disposition du collectif le terrain, que les liens les plus anciens et les plus réguliers ont été établis. La nécessité de dialogue et de collaboration entre la Ferme et Logis-Floréal s’est révélée d’autant plus forte que ce dernier était loin d’imaginer en 2012 l’ampleur que le projet allait prendre. Il a donc fallu pour l’ASBL lui donner une place et le rassurer sur l’ouverture du projet à tous les habitants. C’est sous la pression de Logis-Floréal que le collectif a été contraint (sans vraiment le vouloir) de se structurer en ASBL et de se doter de règles communes et écrites de gouvernance. L’ASBL est aujourd’hui garante de ce qui se fait sur le terrain et du respect par chaque pôle d’activités de la convention avec le propriétaire.
Au fil des années, la Ferme a également tissé des liens avec la Région Bruxelles-Capitale (élus et cabinets notamment). Celle-ci porte le programme de construction de 70 logements sur le site relancé en 2014 et mis en suspens en 2017 pour 3 ans, le temps du projet de recherche-action participative SAULE (symbiose agriculture urbaine logement environnement), initié par la Ferme et financé par l’organisation régionale pour la recherche et l’innovation Innoviris (donc avec des financement de la Région). SAULE réunit autour de la Ferme des citoyens, des professionnels de l’agriculture urbaine, des chercheurs et des urbanistes pour étudier les tensions, oppositions et solutions d’articulation entre les projets d’agriculture et de logement en milieu urbain, plus particulièrement au Chant des Cailles. Il s’agit, pour l’ASBL, d’un moyen original de peser dans les décisions publiques (“de proposer des outils aux opérateurs publics pour penser la ville de manière moins cloisonnée, avec d’un côté le logement et de l’autre côté l’agriculture urbaine”), en activant le levier de la recherche et de l’innovation sociale. Pour le Gouvernement de la Région Bruxelles-Capitale, il permet de temporiser et peut-être d’éviter (pour un temps au moins) de passer en force, face à un projet citoyen et professionnel qui a pris de l’ampleur, de la notoriété et généré de nombreux impacts positifs localement.
Un projet qui fait figure de laboratoire de créativité citoyenne pour les administrations locales
C’est la pression extérieure liée au programme de construction qui a progressivement amené le projet à porter une attention croissante à la cohésion sociale dans le quartier, jugée plus importante pour l’acteur public que la fonction nourricière de la Ferme. Pour l’ASBL, la stratégie pour “sauver la Ferme” consiste bien aujourd’hui à “se rendre indispensable au quartier”. Cela passe par de la pédagogie auprès des utilisateurs et coopérateurs pour que le site reste accessible et ouvert à tous, que ce soit pour prendre part au projet ou pour se promener et se reposer. Les portillons ne sont jamais fermés, les visites et les ateliers pédagogiques avec les écoles du quartier se sont multipliés, ainsi que l’accueil au sein des pôles professionnels de personnes en situation de handicap mental.
Dans cette logique d’ouverture, l’équipe des habitants jardiniers a obtenu en 2014 une subvention de la Commune pour développer un pôle quartier durable et faire sortir la dynamique à l’extérieur de la parcelle : repérer dans le quartier d’autres espaces pour implanter un jardin collectif, un compost ou un poulailler de quartier, organiser des fêtes, notamment le Festival des 7 lieux, développer une épicerie coopérative qui compte aujourd’hui 400 sociétaires du quartier …
Pour la Commune de Watermael-Boitsfort, en effet, la Ferme apparaît aujourd’hui comme une expérience exemplaire et un laboratoire de créativité citoyenne. Elle a démontré aux élus et à l’administration qu’il était possible pour des citoyens de s’organiser, y compris en matière de gouvernance (différents pôles d’activités, AG souveraines, réunions plénières …), et de mener un projet en autonomie. La régie foncière, qui gère certains potagers collectifs avec un système d’inscriptions centralisées, commence à s’interroger : comment faire pour créer une dynamique plus collective, avec plus d’implication des habitants ? La Commune et la coopérative de logements sociaux revoient certaines de leurs pratiques à la lumière du Chant des Cailles : gestion des espaces verts (prairies fleuries, distribution de plants, …), modalités de participation citoyenne etc. Des collaborations s’établissent aussi avec la Commune en matière d’économie circulaire (récupération de broyats sur le site etc.), à l’initiative de la Ferme.
Pour Odile, échevine de Watermael-Boitsfort, membre active de la Ferme, les budgets communaux étant très figés, si la Commune veut mettre en place des actions plus structurées pour la transition (des repair cafés ou des ressourceries par exemples), il faut envisager un nouveau cadre d’alliance entre pouvoir communal et citoyens (et éventuellement des acteurs comme le Logis Floréal), dans lequel chacun se retrouve et ne se sente pas dépossédé.
C’est peut-être le dernier enseignement du projet : la gestion en commun peut aussi être une fabrique à engagement politique. Trois membres actifs de la ferme ont été élus à Watermael-Boitsfort aux élections communales de 2018 …