Un projet pour explorer comment les communs transforment l’action publique en Europe
Le Community Wealth Building en Grande-Bretagne : la résilience par la relocalisation de l’économie

Comment des villes d’Angleterre ont-elles construit leur résilience après la crise de 2008, notamment en s’appuyant sur la relocalisation de l’économie, la capacitation citoyenne et un nouveau contrat social entre administration et acteurs locaux ? Quels parallèles peut-on faire avec les approches de développement de l’économie locale en France ? Quelles inspirations en tirer pour la période que nous traversons, en résonance avec les appels à une approche plus territorialisée de l’économie (cf cet article récent dans Localtis)?

Nous avons profité de ce mois de mai encore confiné pour partager avec nos adhérents le Community wealth building – CWB, que nous avons découvert lors de notre voyage apprenant en Angleterre dans le cadre du projet Enacting the commons.

Inscrite dans le courant municipaliste, cette approche a été dessinée pour aider des villes victimes de crises radicales à recomposer leur modèle d’une économie ‘extractive’ vers une économie ‘régénérative”, garantissant que le système économique crée de la richesse et de la prospérité pour tous, localement. Il s’est ainsi développé aux Etats Unis et en Grande Bretagne dans d’anciennes villes industrielles comme Cleveland ou Manchester, où la crise économique et sociale locale s’est doublé de vagues successives de privatisation et d’une réduction drastique des moyens des collectivités.

En Février dernier, nous rencontrions donc à Manchester Neil McInroy et Matthew Baqueriza-Jackson du Centre for Local Economic Strategies – CLES, un des fers de lance de cette approche en Grande Bretagne. Ils ont tous deux accepté d’intervenir lors de ce webinaire pour nous présenter leur travail, en Angleterre, en Ecosse et en Europe.

 

Le community wealth building, ou l’économie sous le prisme de la justice sociale

Le Centre for local Economic Strategies est un  » think and do tank » qui milite pour une économie au service de la justice sociale, de services publics efficients et d’une résilience locale. Il accompagne des villes et collectivités britanniques comme Wigan, Preston, Islington, ainsi que certains territoires écossais pour s’approprier l’approche de CWB. Proche du Labour britannique et porteur d’une ambition de transformation radicale, le CLES a également apporté son conseil à Jeremy Corbyn dans le cadre des élections générales de 2019. Il travaille en partenariat étroit avec Democracy Collaborative, un labo de transformation publique américain qui cherche lui aussi à impulser une approche systémique de relocalisation de la richesse au service de modèles d’économie plus démocratique.

En guise d’introduction au Community wealth building, Neil prend comme point de départ le constat de l’échec de l’économie libérale de marché à réduire les inégalités : “Les théories de développement usuelles nous expliquent que la croissance économique permet l’érosion de la pauvreté ; en réalité, nous observons que la richesse est extraite des territoires dans lesquels nous vivons ; au Royaume-Uni, les 5 familles des plus riches détiennent par exemple l’équivalent de ce que possèdent 13,2 millions de leurs concitoyens les plus pauvres. Dans les années 1960 et 1970, grâce au travail des syndicats, la redistribution était plus importante, mais récemment, cette concentration est , et la crise du Covid-19 ne fait que mettre en exergue les faiblesses de notre modèle et son manque de résilience. »

A partir de ce constat, le Community Wealth Building cherche à ouvrir de nouvelles perceptions dans la manière dont nous pensons l’économie, en proposant de ré-organiser la richesse d’un territoire sur un nouveau « contrat social » au service de l’inclusion et de la communauté ; l’objectif n’y est plus la croissance, mais la justice sociale.  « Dans son essence l’approche est très simple : en prenant comme point de départ le territoire, d’où la richesse vient-elle et où atterrit-elle ? Comment s’assurer qu’elle ne s’évapore pas, qu’il n’y ait pas de fuites, c’est à dire de captation par les plus riches ?  En trois mots, on cherche à Localiser, Socialiser, Démocratiser. »

 

Une approche systémique

Concrètement, le CWB s’organise en 5 piliers :

i/ une alliance des institutions publiques locales (collectivités, universités, hôpitaux, etc.) pour rediriger localement la dépense publique ;

ii/ la stimulation de la capacité d’initiative et l’émergence d’une économie locale plurielle et démocratique –  reposant notamment sur un tissu d’entreprises locales ou à vocation sociale, de coopératives de travailleurs, etc. ;

iii/ La redirection locale de l’investissement des banques et des fonds de pension locaux ;

iv/ des conditions d’emploi et de salaire décents pour les travailleurs ;

v/ l’usage du foncier et de la propriété au service des habitants et groupes locaux.

Il s’appuie notamment sur la mobilisation des institutions publiques locales (anchored institutions) et sur la ré-appropriation d’enjeux d’intérêt général par celles-ci. Universités, administration locale, hôpitaux,…  ont en effet un intérêt dans le territoire et dans son développement, dont elles sont également des acteurs économiques, en tant qu’employeur, acheteur, etc.  Elles peuvent ainsi, dans une approche régénérative, contribuer à démocratiser l’économie locale en s’appuyant sur des acteurs locaux, entreprises du territoire et de l’ESS, qui sont moins susceptibles d’en extraire la richesse ; usagers et employés sont alors parties prenantes de manière plus systémique, et la gouvernance est partagée. A l’inverse, une économie extractive tend à avoir une relation moins forte avec le territoire, les usagers sont passifs, les employés travaillent pour des actionnaires et la gouvernance est verticale.

Parmi les partenaires du CLES, la ville de Preston (150 000 habitants, nord de l’Angleterre) est devenue un cas d’école. En 2011, un grand projet d’aménagement reposant sur d’importants investissements étrangers est abandonné. Comment re-penser le développement de cette ville anciennement industrielle qui peine à se relever du déclin de son activité ? Le CLES les a notamment aidé à analyser leurs dépenses, à repenser leurs marchés publics et à développer des services publics ancrés sur l’entrepreneuriat local. Les contrats devaient créer de nouveaux emplois sur le territoire, des coopératives se sont développées. Le bilan est largement positif : on a constaté à Preston la création de plus de 1600 emplois, 4000 personnes supplémentaires payées à un salaire décent, un supplément de 70 millions de livres pour l’économie de la ville, ainsi qu’une nette amélioration du cadre de vie. «Aujourd’hui, à cause du Covid-19, les règles des marchés publics ont évolué en Europe et nous pensons que cela constitue une réelle fenêtre d’opportunité pour relocaliser les achats publics ». le succès de la ville a été largement médiatisé, y compris dans des médias comme le Guardian, ou même … sur France inter.

Autre partenaire du CLES, le National Health Service – NHS, qui ne se considère aujourd’hui plus uniquement comme un acteur de la santé mais aussi un acteur économique impactant son territoire, en tant qu’employeur, acheteur, aménageur, etc. Autre exemple, la ville de Wigan, suite à une série de crise dont la dernière en date a été la réduction drastique des dotations aux collectivités menaçant la pérennité des services publics existants. Elle s’est appuyée sur la grille de lecture du community wealth building pour imaginer un nouveau contrat de co-responsabilité entre habitants et administration, le Wigan deal. Chaque ville a donc développé son propre point d’entrée, en fonction de ses défis, de sa culture administrative, etc.

 

L’achat public, un point d’entrée du CWB

Matthew Baqueriza-Jackson, dans le cadre du réseau européen Procure Network, s’est ainsi attaqué à l’enjeu de l’achat public, sous le prisme du CWB et dans une perspective européenne. « Pour beaucoup, les achats représentent quelque chose d’ennuyeux. Pour nous, le sujet est particulièrement intéressant pour 3 raisons : En Europe, on estime que l’on a dépensé plus de 2000 milliards d’euros en achats par an. De plus, les achats peuvent être un bon levier pour adresser des questions sociales (création d’emplois par exemple) et environnementales). Enfin, il s’agit de notre argent : nous avons un droit démocratique à savoir comment est dirigée la dépense publique. La crise du Covid-19 nous donne de nouvelles opportunités pour réfléchir à cette question. Qui sont les fournisseurs des villes ? Payent-ils assez d’impôts dans ces pays ? Qui sont les entreprises locales ? Ont-elles la possibilité de répondre aux commandes publiques ?…”

Le réseau rassemble 11 villes européennes, avec l’objectif de faire évoluer leurs méthodologies sur les achats, de développer, par la formation, l’intégration de critères sociaux et environnementaux, et d’impulser des transformations à l’échelon communautaire, avec l’adoption d’un agenda européen sur le sujet. La Commission, qui a elle-même encore une approche très bureaucratique, commence progressivement à intégrer ces questions. Avec chaque ville, il s’agit : i/D’analyser les dépenses. Où l’argent va-t-il (secteur, géographie…) ? ii/ d’élaborer d’un plan stratégique des achats. Quels défis la collectivité veut-elle relever ? iii/ De définir un cadre pour les achats à valeur sociale. Peuvent-elles créer des emplois ? améliorer le cadre de vie ?

La première étape implique notamment la formulation de nouveaux outils d’analyse et de mesure de la performance des administrations. « Il y a d’énormes changements en cours dans ce domaine. Il y a quatre ans, nous avons créé notre propre cadre d’évaluation pour analyser les dépenses locales, avec des règles et des indicateurs inspiré du travail d’Economy for the Common Good. Il y a quelques mois, le Pays de Galles a par exemple adopté un acte pour le bien être des générations futures. Le Covid-19 a étendu notre conscience sur ce que sont la valeur et l’efficacité : nous souhaiterions voir la fin du New Public Management et de l’efficacité basée sur les coûts, qui à la manoeuvre en Angleterre et nous mène droit au mur. C’est une notion très puissante qui a du mal à disparaître. »

Il s’agit également d’impliquer les habitants dans les marchés : « Cela peut passer par une association des usagers à la définition des cahiers des charges des marchés publics par exemple. Cela se fait dans les services liés à la santé mentale et à la jeunesse mais il faudrait l’étendre à d’autres services. En ce qui concerne les services publics, ce n’est pas seulement un contrat entre un acheteur et une entreprise. Il y a un lien très fort entre le Community Wealth Building et le nouveau municipalisme.

Quid des leaders industriels et autres grands acteurs privés? Comment les convaincre d’adopter de telles approches ? « Ils ont bien conscience qu’il y a une nouvelle demande de valeur et qu’ils devront relocaliser. Il y a un momentum très fort et ceux qui ne paraissent pas justes envers les communautés auront du mal à s’adapter. En Pologne, les entreprises veulent mettre en avant leur RSE mais je n’aime pas vraiment ça, ces considérations devraient être ancrées au coeur de leur stratégie. Nous devons les pousser à aller plus loin et faire en sorte que les municipalités travaillent avec les chambres de commerce pour faire changer la culture de ces grandes entreprises. »

La crise du Covid-19, un accélérateur ?

« Ces dernières semaines, nous avons eu de nombreuses conversations en Ecosse et dans le Pays de Galles qui envisagent le Community Wealth Building comme perspective de relance de leur économie, dans ce contexte de crise sanitaire globalisée. Nous cherchons à renverser le paradigme actuel dominant pour en proposer un nouveau où la démocratie marche pour tout monde et où nous sommes en capacité de construire de nouveaux modèles environnementaux. Ce besoin de changer de paradigme est de plus en plus largement partagé. Depuis plusieurs années, même le London Financial Times et d’autres journaux plutôt “mainstream” ont mis en avant qu’il était temps d’opérer un “reset” de notre manière de penser. »

« Les théories de développement habituelles nous expliquent que la croissance économique permet l’érosion de la pauvreté mais en réalité, nous observons que la richesse est en fait extraite des territoires dans lesquels nous vivons. La crise sanitaire a mis en avant nos vulnérabilités, mais cela a aussi révélé l’importance de l’économie de tous les jours : santé, alimentation etc… Cela a rebattu les cartes des métiers, et parce que nous avons été confinés, beaucoup d’entre nous ont réalisé l’importance de la vie locale, des parcs, de nos systèmes locaux. De ce fait, les limites de la pensée de croissance apparaissent. »

 

Le CWB à la lumière de la crise écologique

Un mouvement de redéploiement de la matrice du CWB au service de la transition écologique des territoires et d’un ‘Green new deal’ se dessine aujourd’hui. La ville de Preston a par exemple déclaré en 2018 une situation “d’urgence climatique” et développé pour y répondre un plan d’action conjoint avec l’ensemble des institutions publiques de son territoire (intégration de standards environnementaux et zéro carbone pour la dépense publique, etc.) ; des villes comme Barcelone ont remunicipalisé la gestion de ressources telles que l’eau sous forme de partenariats publics communs, au service d’un mieux disant en termes environnemental ou de santé publique ; l’essor de coopératives locales d’énergie dans la région du Grand Manchester a contribué à la création de nouveaux ‘emplois verts’, etc.

 

Voici un enregistrement de notre échange :

 

Pour aller plus loin :

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