Un projet pour explorer comment les communs transforment l’action publique en Europe
SynAthina, une initiative de la ville d’Athènes aux multiples controverses, dans un contexte de défiance généralisée vis-à-vis des institutions

En novembre 2019, nous nous rendons à Athènes pour notre troisième mobilité. Là, nous rencontrons les porteurs du projet SynAthina, une plateforme de mobilisation des initiatives citoyennes de la ville. Mais avant d’aller plus loin, décrivons rapidement le contexte. En grec, “communs” se dit koinos, et le concept était déjà en vigueur durant l’antiquité. Mais aujourd’hui, à qui ressemblent les communs grecs ? C’est avec cette question en tête que nous sommes arrivés à Athènes le 18 novembre pour ce 4e voyage organisé dans le cadre d’Enacting the Commons. Avant d’y répondre, il est essentiel de prendre la mesure du caractère extrême de la société grecque, et ce depuis plusieurs décennies : un territoire très éclaté et situé sur d’importantes failles sismiques, des institutions jeunes et fragilisées par la corruption et le clientélisme, une succession de crises allant de la guerre civile jusqu’à la dictature des Colonels, et pour clore le tableau, le passage soudain de la prospérité économique à la banqueroute financière en 2008. L’un des corollaires est l’immense défiance des grecs vis-à-vis des institutions, qu’il s’agisse de l’Etat grec, de l’Union Européenne, mais aussi des ONG, des fondations privées diverses créées par les armateurs grecs, et dans une large mesure de tout ce qui ressemble à un pouvoir descendant. Durant notre séjour, même le statut associatif apparaissait comme trop institutionnel pour certains de nos interlocuteurs !

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SynAthina, une plateforme de mobilisation des initiatives citoyennes.

Devant l’incapacité de l’Etat à juguler la crise et à maintenir des services publics efficaces, à partir de 2012 de nombreux grecs commencent à s’organiser pour conduire des actes de solidarité. Partout dans les rues d’Athènes, les gens s’organisent à toute petite échelle pour nettoyer les rues, distribuer de la nourriture au plus démunis, investir des lieux inoccupés, etc. C’est à cette période que la documentariste Amalia Zepou, au fil de ses enquêtes,  se forge une conviction : seule une action conjuguée de la société civile et de l’acteur public local permettra de juguler la crise. Elle rencontre le maire d’Athènes, rejoint l’équipe municipale et pose les bases de SynAthina, une plateforme de mobilisation des initiatives citoyennes qui doit permettre la collaboration entre la ville et la société civile. Multiforme, SynAthina(1) combine site web et cartographie en ligne, travail de terrain, mise en réseau et appels à projets pour faire émerger de nouvelles thématiques, par exemple inciter les habitants à pratiquer des activités sportives dans l’espace public.

Au premier abord, il est difficile de ranger SynAthina dans la panoplie traditionnelle des dispositifs de participation – du conseil de quartier au budget participatif, pour ne citer que ceux-ci. La démarche porte une dimension plus systémique et plus intégrée que les outils habituels. A partir de nos entretiens avec l’équipe de la plateforme en ligne, nos visites de terrain et nos rencontres avec des habitants concernés par des projets qui en sont issus, nous avons tenté de tirer quelques controverses.

Une démarche conduite en périphérie de la municipalité.

Hormis l’implication d’Amalia Zepou comme adjointe au maire, et la mise à disposition d’un local par la municipalité, l’essentiel vient de l’extérieur de la municipalité : les 7 salariés de SynAthina (qui n’a pas d’existence juridique) sont des contractuels recrutés tout spécialement, et 100% des financements proviennent d’un prix de 1 M€ obtenu en 2014 dans le cadre d’un concours international lancé par la fondation américaine Bloomberg Philanthropies. Du côté des avantages, ce positionnement laisse une grande latitude à SynAthina, et l’apport de financements externes crée suffisamment de résilience pour franchir sans trop d’encombres les changements de majorité. L’inconvénient est que les services de la ville n’ont pas été associées à la démarche. En conséquence, les équipes de SynAthina ont du mal à se coordonner avec les équipes municipales (ex : médiateurs sociaux) – qui ne le souhaitent pas elles-mêmes d’après ce que nous avons compris – alors même que l’une des vocations de SynAthina est de faciliter la collaboration entre les innovateurs sociaux et les services de la municipalité.

Alors, d’où vient ce repli de la municipalité ? Du fait de la crise, depuis dix ans, la mairie a gelé les embauches des fonctionnaires. Les équipes de la mairie sont vieillissantes, usées par un manque de moyens et marquées par une bureaucratie extrêmement forte, qui n’invite pas au renouveau et à la prise de risque. Les élus manquent certainement d’ambition également. Ajoutons à cela, une méfiance généralisée envers l’administration.

Une démarche qui hésite entre valorisation et appropriation de l’innovation citoyenne

La plateforme de SynAthina référencie près de 500 initiatives émanant du terrain, leur offrant une vitrine privilégiée, qui, pour la plupart, proviennent de micro structures aux moyens très limités. La promesse du projet est aussi d’offrir l’opportunité de créer des liens vertueux entre les porteurs de projets locaux, d’éventuels commanditaires et la mairie. Et ainsi, de susciter des changements au sein même de l’administration de la mairie. Force est de constater que le projet n’a pu aboutir à ces résultats. Se polarisant – et c’est déjà pas si mal – sur la phase de collecte des initiatives locales. Celle-ci est d’ailleurs incomplète, puisqu’il y a peu près autant de porteurs d’initiatives (500) dans la ville qui ne se sont pas référencés sur la plateforme, notamment par suspicion, par crainte que leur image soit récupérée par la ville. Le projet SynAthina semble se concentrer dorénavant sur la thématique de l’accueil des migrants, à travers “Curing the Limbo”, un programme qui vise à la mise en œuvre de nouvelles pratiques d’intégration des réfugiés dans la ville d’Athènes et au développement d’un modèle d’action durable. Si le projet réussit, il est sensé constituer une proposition d’une nouvelle politique publique, pouvant être appliquée à d’autres villes européennes. Ce programme a été rendu possible grâce à des fonds étrangers à nouveau, de l’union européenne cette fois-ci.

Le kiosque, un lieu en auto-gestion, un bilan mitigé

L’ambition de SynAthina se traduit également par la mise à disposition d’un kiosque aux collectifs et associations référencés par la plateforme, en plein centre-ville. Ce bâtiment a vocation à être auto-géré, le service de réservation est en ligne, totalement transparent, et la mairie n’interfère pas dans sa gestion. Il suffit de s’être inscrit sur la plateforme pour pouvoir accéder à l’agenda partagé, on peut ainsi voir quel collectif/association a réservé le lieu, faire nos propres réservations, etc. Une belle intention sur le papier qui se heurte à la réalité du terrain. Tassos Smetopoulos, fondateur de l’association STEPS qui avait pour habitude d’utiliser le local, nous explique que l’eau est coupée depuis maintenant 3 mois et que personne ne vient faire l’entretien du kiosque qui se dégrade. Cette auto-gestion, pronée comme un progrès, est finalement vécue comme un abandon pour les utilisateurs quotidiens.

Le Kipseli Market, la success-story de SynAthina?

L’équipe de SynAthina nous invite à visiter le marché de Kipseli, qu’ils présentent comme une de leur réussite d’innovation sociale. Le marché de Kipseli est un grand bâtiment blanc, fraîchement rénové qui structure la place centrale du quartier de Kipseli, quartier populaire d’Athènes. Cet espace affiche pour ambition de soutenir l’économie locale, d’être au service des habitants du quartier et contribuer à animer la vie des Athéniens. Dans une ambiance festive et familiale, on retrouve des entrepreneurs sociaux, des associations, un service de proximité de la ville et un petit marché de producteurs locaux le mercredi soir. Le tout avec une déco branchée : grandes tables en bois, canapés, végétation, etc.

Mais il faut revenir à l’histoire du lieu pour comprendre et nuancer cette success story. En 1990, le marché traditionnel, qui était installé sur la place, ferme et le bâtiment est laissé à l’abandon. Des squats et initiatives de solidarités s’y développent spontanément peu à peu et le lieu devient un lieu de vie et de lien social. En 2012, le squat est fermé (nous ignorons les raisons) et trois ans plus tard, le bâtiment est rénové grâce à des fonds européens. Afin de trouver une nouvelle fonctionnalité au lieu, la mairie lance un appel à projet  via SynAthina pour trouver une nouvelle fonction à ce lieu emblématique, remporté par Impact Hub, une société qui met en place et exploite des espace de co-working. Cet espace a vocation à être un lieu de rencontres pour les projets citoyens d’Athènes. Bien que la démarche affiche des intentions vertueuses allant dans le sens de la constitution d’une réelle innovation sociale, les critiques émanant des riverains et d’autres acteurs rencontrées sont nombreuses et fragilisent l’image de l’initiative : les actions pré-existantes ne semblent pas avoir été prise en compte ; les prix pratiqués sont supérieurs à ceux des commerces alentours, ce qui participe à la gentrification du quartier ; le projet n’a pas été conçu avec les habitants, Impact Hub a un mode de gestion de l’espace inspiré plus proches des pratiques du commerce et du business que de l’ESS. Notons aussi que la mairie a pratiqué un appel à projet pour rénover le lieu en 2015. Ce mécanisme administratif assez basique et descendant, permet-il de poser les bases de la constitution d’un “commun” autour de Kipseli Market ?

Conclusions et ouvertures

Finalement, cette expérience nous apprend qu’une administration n’est peut-être pas légitime à rassembler, en son nom, l’ensemble des initiatives spontanées de son territoire, malgré des moyens financiers conséquents pour le faire ; de surcroît, si elle ne le fait pas étroitement avec les porteurs de projets locaux. N’y a-t-il pas une distinction entre une telle démarche, et une autre qui consisterait à poser des questions de fond de contrat social, de la place et du rôle de l’administration au sein de la cité ? La première est une approche méthodologique, technique et servicielle (une plateforme, de la communication…), la seconde est une approche plus théorique et analytique, qui s’intéresse à l’organisation sociale du service public (qui sont les agents publics, que peut-on mettre en commun entre administration et citoyens…?).

Cette expérience nous conforte aussi dans l’idée qu’il y a une nette différence entre des déclarations d’intention très ambitieuses – certainement nécessaire pour obtenir des financements – et la réalité du terrain, qui nécessite un temps long d’appropriation et de travail en commun avec l’ensemble des acteurs.

Plus généralement, nous retenons de notre voyage que la quasi absence des pouvoirs publics ne provoque pas, de manière mécanique, une appropriation pérenne par les citoyens de démarche d’intérêt général ou de communs, de surcroît dans un pays touché par la crise financière.

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